« Beaucoup plus que des livres » : c’est la devise d’Eloisa Cartonera, la première maison d’édition de livres en carton, lancée en 2003 à Buenos Aires par l’écrivain Washington Cucurto et l’artiste Javier Barilaro (selon le mythe fondateur, Eloisa serait le prénom d’une demoiselle à laquelle ce dernier faisait la cour à l’époque).
Rachetant les cartons ramassés dans la rue par les cartoneros – une corporation d’exclus dont les nombres ont explosé suite à la crise économique de 2001 – pour fabriquer des livres artisanaux et peu chers, cette coopérative met à la disposition d’un large public des œuvres de jeunes écrivains émergeants mais aussi celles d’auteurs connus et solidaires (dont César Aira, Mario Bellatin ou le grand Tomás Eloy Martinez, décédé cette année) et d’anciens ouvrages à redécouvrir. Les cartoneros, les enfants du quartier, les auteurs et autres compañeros d’Eloisa sont tous associés au processus de fabrication dans un local qui sert à la fois d’imprimerie, de librairie et de centre culturel proposant des ateliers autour de la littérature latino-américaine.
Le site d’Eloisa Cartonera (en espagnol et anglais) : http://www.eloisacartonera.com.ar/
Un reportage en français sur Eloisa Cartonera (Arte, janvier 2010) :
http://videos.arte.tv/fr/videos/argentine_l_edition_cartonne-3134896.html
Internet aidant, cette expérience s’est vu propager partout en Amérique latine – tel un « Mercosur de l’édition cartonnier » selon la journaliste argentine Silvina Friera –, plus récemment en Espagne et jusqu’au Mozambique, où Kutsemba Cartão (« espoir cartonnier » en langue tsonga) a démarré cette année avec une traduction d’Épilogue d’une trottoire de l’auteur mahorais Alain Kamal Martial.
Si les noms de ces petits éditeurs indépendants sont aussi bigarrés que les couvertures et si leurs catalogues sont de géométrie et de contenu variables, les principes de base restent plutôt les mêmes. Certains mettent en avant le modèle économique alternatif et la « bibliodiversité », voire leur « geste de rébellion contre les intérêts économiques et coloniaux des grandes entreprises » (Atarraya Cartonera, Porto Rico), d’autres, « la lecture comme intervention sociale » (Santa Muerte Cartonera, Mexico), et d’autres encore, la merveille des livres eux-mêmes, dont chacun est doté de « sa propre personnalité » (La Cartonera, Cuernavaca). Mais à quelques exceptions près, il s’agit d’un projet « total », comme le résume Meninas Cartoneras de Madrid : « par essence littéraire. Mais artistique aussi. Et écologique. Et social. Et solidaire. »
Le site de La Cartonera répertorie la plupart des blogs/sites de ce qui est devenu un véritable réseau d’éditeurs de livres en carton qui se soutiennent et s’échangent leurs textes d’un pays à l’autre. Les présentations en ligne, souvent en espagnol, sont assorties de nombreuses photos des livres et de ceux qui les fabriquent, ce qui permet de constater non seulement les multiples déclinaisons graphiques mais aussi les différents publics amenés à participer à des ateliers de fabrication, de lecture ou d’écriture proposés par les éditeurs.
http://edicioneslacartonera.blogspot.com/
voir la rubrique « Editoriales cartoneras »
(Sans surprise, les chercheurs n’ont pas tardé à se pencher sur cet altermonde éditorial. L’Université de Wisconsin-Madison, dont la bibliothèque se vante de l’une des plus grandes collections de ces livres aux États-Unis, a édité en 2009 un recueil d’études, Akademia Cartonera, disponible en ligne :
http://www.meiotom.art.br/AkademiaCartoneraArticles.pdf )
Depuis le printemps dernier, la France fait partie aussi du réseau cartonnier, grâce aux efforts d’une petite bande de Parisiens d’ici et d’ailleurs, issus de l’écriture, de la musique et/ou des sciences sociales et qui se sont inspirés de l’expérience argentine, entre autres, pour créer Yvonne Cartonera (qui ne serait pas la cousine d’Eloisa mais plutôt la « Madame Yvonne » d’un célèbre tango argentin).
Le site d’Yvonne Cartonera : http://yvonnecartonera.blogspot.com/
Les livres sont fabriqués en petit comité ou lors des ateliers ouverts au public, auxquels les participants sont invités à apporter des cartons et d’autres matières premières. À ce jour, quatre ouvrages ont été édités, dont trois inédits : Poèmes-Portraits de Jacques Jouet (2010), Tranche de Vie de Paco Leonarte (2010) et Kaboul-Paris de Métie Navajo et Wahid Nisari (2010), et Lettre ouverte d’un écrivain à la junte militaire de Rodolfo Walsh (1977), la première traduction française de ce texte classique du journaliste et écrivain argentin assassiné par la junte.
Trois autres titres sont en chantier : Poésies de Camille Loisier, De la gratuité de Raoul Vaneigem et Recueil de monologues (théâtre contemporain).
Yvonne Cartonera a également participé au lancement d’une deuxième maison d’édition autonome, les Livres en Carton du Ministère de la Régularisation de Tous les Sans-Papiers. Réunis dans des ateliers pendant l’occupation de la CPAM de la rue Baudelique à Paris, les sans-papiers ont ainsi réalisé leurs propres livres en carton : L’Entrave de Patrick Autreaux (2010), Poésies sans papiers (collectif) et « Cent Papiers » de Jacques Jouet (2010), Lettre à l’Union européenne d’Evo Morales (2008), Sans-papiers : dans quelle direction ? (quelques voix du Ministère de la Régularisation, 2010) et Discours sur le colonialisme (1950, extraits) d’Aimé Césaire.
Des livres d’Eloisa Cartonera, d’Yvonne Cartonera et de La Cartonera sont en vente à la librairie El Salón del Libro (beaucoup plus qu’une librairie, soit dit en passant). On y trouve aussi quelques traces de La Guêpe Cartonnière
< http://guepecartonniere.tumblr.com/>, passée par la librairie lors de son lancement au mois de juin 2010 mais qui semble marquer une pause actuellement. Prix unique (ou presque) : 7 euros pièce.
Les livres d’Yvonne Cartonera sont également disponibles à la librairie Lady Long Solo, 38 rue Keller, Paris 11e (qui diffuse aussi ceux du Ministère de la Régularisation de Tous les Sans Papiers), à la librairie Publico, 145 rue Amelot, Paris 11e, et à l’Espace Le Vent Se Lève, 181 avenue Jean Jaurès, Paris 19e.
Pour mieux apprécier la démarche cartonnière dans un contexte plus large de modèles alternatifs pour défendre l’indépendance de l’édition, tout comme celle des médias ou des librairies, le dernier livre d’André Schiffrin, L’argent et les mots (La Fabrique, 2010, 96 p.) est fort conseillé.
Enfin, pour ceux et celles qui voudraient mettre les mains au carton, Yvonne Cartonera annonce son prochain atelier de fabrication :
le jeudi 28 octobre 2008 de 15 h à 22 h
au Moulin à café
9, place de la Garenne 75014 Paris
avec musique et repas argentins pour fêter la présentation des livres
~ Miriam Rosen
« Ars longa, vita brevis » est un e-feuilleton consacré à ce qui se passe en dehors des sentiers battus et médiatisés de la culture.
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